Relativisme et époque moderne

Réponse à l’argument selon lequel l’époque moderne est coupable d’oublier le premier commandement divin pour ne retenir que le second, au prétexte qu’ils sont le même.

 

 

On reproche de toutes parts à l’époque moderne d’être relativiste, parce qu’elle ne veut pas être dogmatique. L’époque se méfie des vérités toutes faites, elle se méfie surtout de ceux qui veulent les imposer. Disons que c’est la rançon de l’esprit individualiste et démocratique : nous avons fait le deuil de la société hiérarchique (point 1).

Cela nous oblige-t-il à être relativiste, c’est-à-dire à proclamer qu’il n’y a pas de vérité et que tout n’est qu’affaire d’opinion ? Je voudrais montrer que non (point 2) : dire qu’il faut faire attention à ce que pensent les gens quand on recherche la vérité ne revient évidemment pas à dire que la vérité dépend de ce que chacun en pense. S’il est logiquement possible d’avoir raison contre tout le monde, il n’en demeure pas moins qu’il est raisonnable de se troubler quand on est seul de son avis. Encore est-il important de distinguer, pour cette question, le domaine des faits du domaine des valeurs, et de se demander dans quelle mesure l’opinion des autres doit m’importer dans chacun de ces domaines.

Si l’on comprend que la question du relativisme est différente de la question de la nécessité d’entendre les avis des autres, on comprendra que l’argument anti-relativiste d’un certain type de croyant nostalgique du passé est très insuffisant pour plaider contre l’époque moderne (point 3) : le nostalgique de l’autorité divine a tout simplement tendance à oublier que tous les hommes n’ont pas le sentiment d’entendre Dieu, et que pour ces hommes, il n’est pas très facile de faire la différence entre subir le fanatisme d’autrui et être contraint d’entrer dans le droit chemin. Cet " oubli " paraît particulièrement dangereux quand il concerne le domaine de la valeur, et que le croyant dogmatique en vient à penser que " qui aime bien châtie bien " (point 4).

1_Société holiste et société individualiste.

La société hiérarchique est celle dans laquelle on admet que les gens ont des rôles (et des valeurs) a priori. De par leur nature, et non de par leur caractère, leurs goûts, aptitudes et excellences observés. Dans cette société, nous n’avons, par nature, pas la même fonction. C’est une société qu’on peut appeler holiste, ou organiciste. Elle ressemble à un corps, dans lequel la tête, par exemple, n’a pas la même fonction que les mains. Cela signifie plusieurs choses : d’abord, que les fonctions sont complémentaires. La tête a besoin des mains, les mains ont besoin de la tête. Ensuite, que chacun n’a de sens que par sa fonction, et donc comme élément d’un tout. Quand on cherche à décrire les mains, on les décrit d’abord en disant à quoi elles servent. Détachées de l’ensemble, elles n’ont aucune identité. Cela signifie encore qu’il n’y a pas de choix de la fonction : chacun fait ce qu’il est fait pour faire, pour ainsi dire. Enfin, cela signifie que les différents éléments du tout n’ont pas même importance, et que cela ne dépend pas de ce qu’ils font, mais de ce qu’ils sont (la tête est plus nécessaire que la main).

Concrètement, pour une société humaine, le modèle holiste signifie que l’union des hommes en société n’est pas un choix, mais une condition de l’existence ; que le sens de chacun est sa fonction dans la société ; que cette fonction nous est donnée par ce qu’on est, et non par ce qu’on fait ; que nous n’avons pas intrinsèquement la même importance, et que certains sont naturellement subordonnés à d’autres. Nous sommes chacun comme des morceaux d’un organisme plus important, sans lequel nous ne sommes rien du tout. Cet organisme, en même temps qu’il nous donne une existence et une identité, nous commande ce que nous avons à être. Nous pouvons manquer à nos devoirs envers lui ; mais lui n’a pas de devoir envers nous. Il se peut qu’il nous sacrifie, par exemple, comme il se peut qu’on ampute une jambe. N’ayant aucune existence sans lui, nous n’avons non plus aucun droit à revendiquer contre lui.

Par opposition, la société individualiste pose la question de l’organisation de la société en termes de contrat. C’est bien sûr une fiction : personne ne pense que la société est née d’un contrat effectivement passé entre tous ses membres. Ni forcément, d’ailleurs, que nous pouvons effectivement vivre les uns sans les autres. Mais il s’agit d’insister sur la nécessité pour chacun d’entre nous de pouvoir se représenter à quelles conditions sa vie avec les autres lui semble avoir une valeur. Bref, il s’agit d’accorder de l’importance aux jugements individuels, et de faire dériver l’organisation de l’accord entre ces jugements, plutôt que de la nature des choses. Si quelqu’un est cordonnier, ce ne sera pas parce que c’est sa fonction, c’est-à-dire ce qu’il doit à l’ensemble ; ce n’est pas qu’il est " fait pour " cela, mais c’est parce que ses goûts, idées et capacités ont rencontré des besoins correspondants. L’existence des individus est première. L’ensemble n’est pensé que comme somme des parties, au lieu que les éléments soient pensés comme des divisions du tout.

Les deux types de société sont avant tout deux façons de voir, deux ensembles de " valeurs " différents, si l’on veut. Cela signifie qu’on ne peut pas montrer lequel est objectivement le bon. C’est une question d’option. On peut seulement montrer quelles implications ont chacun d’eux.

Cependant, s’il y a eu une sorte de " révolution individualiste ", c’est sans doute tout de même au moins à causes d’arguments d’ordre pragmatique : par exemple, Hobbes fait remarquer que l’égalité des droits doit être proclamée parce que toute autre décision provoquerait une contestation, donc une guerre. Et l’aboutissement de la guerre n’est pas de donner plus de droits à ceux qui en méritent le plus, mais de privilégier ses gagnants, autrement dit les plus forts. Bref, l’idée est la suivante : nous devons nous préoccuper des conditions de viabilité d’un accord entre nous, pour éviter la guerre civile. Le problème n’est plus tellement de se conformer à la vérité en soi ou à la justice en soi, mais d’accorder les individus.

Cette considération peut paraître complètement cynique. Elle me semble pourtant essentielle, parce qu’elle met l’accent sur quelque chose que la conception " holiste " a un peu vite tendance à oublier : concrètement, les êtres humains ont chacun un jugement, et sont donc, au moins de ce point de vue là, autre chose que les parties d’un tout, puisque chaque jugement fonctionne de manière autonome. Bien sûr, certains peuvent subordonner leur jugement à d’autres, par habitude, flemme, faiblesse psychologique ou confiance (qui d’ailleurs peut être parfaitement fondée)… Par exemple, une société holiste se compose en général de gens qui pensent chacun que le chef vaut plus qu’eux, et qu’ils lui doivent plus de respect que celui-ci ne leur doit. Mais que se passe-t-il quand les gens ne s’accordent plus sur la supériorité de l’un d’entre eux ?

Quelle que soit la conception du monde que l’on préfère, on est obligé de remarquer que nous ne sommes qu’une personne parmi d’autres, que les autres aussi ont des préférences, et que le problème de l’accord entre nos préférences et les leur, qu’on le veuille ou non, se pose.

2_ Accord des jugements et relativisme.

L’attention à l’accord conduit-elle nécessairement au relativisme, c’est-à-dire à l’idée que toutes les opinions se valent, et qu’il n’y a aucun critère de correction des jugements en-dehors des jugements ?

Le relativisme est l’idée selon laquelle il n’y a pas de vérité absolue : tout n’est qu’opinion. Rien n’est vrai que relativement à quelqu’un qui le juge vrai. Par exemple, il n’y a pas de sucré ou d’amer en soi, mais seulement relativement à tel ou tel palais. De même il n’y a pas de justice, mais seulement des avis sur ce qui doit être.

Le vieil argument contre le relativisme semble imparable : s’il est vrai que tout est relatif, alors le relativisme l’est aussi, et donc il est vrai aussi bien que faux que tout est relatif.

Il me semble que l’individualisme, c’est-à-dire l’attention à ce que chaque individu se représente comme juste, vrai, etc., et la proclamation de l’égalité des droits, ne conduit pas au relativisme, mais à quelque chose de voisin qui peut paraître lui ressembler, à savoir : l’idée que nous ne pouvons pas prétendre passer par-dessus notre situation d’individu. Nous ne pouvons pas nous placer en-dehors du monde. Nous ne pouvons parler qu’en notre nom. Ce que nous disons, ce que nous pensons, se heurte à ce que disent et pensent d’autres gens. Bien sûr, nous pouvons penser avoir raison contre tous. Bien sûr, il est même possible que nous ayons effectivement raison. Par exemple, si nous disons que la terre tourne autour du soleil quand tout le monde est d’un avis contraire. Mais nous ne pouvons pas croire parler de l’extérieur du monde, sub specie aeternitatis. Nous sommes dans le monde. Notre plus profonde conviction peut être juste, mais elle n’est pas en elle-même un argument. Pour être convaincante elle doit se fonder sur ce qui est accessible aux autres. On peut faire appel aux preuves, à l’évidence, à la confiance. Mais si rien de cela ne marche on se retrouve un homme parmi les hommes et il faut en tenir compte. Nous pouvons utiliser la force pour convaincre. Mais la force n’est pas un argument, et alors il ne faut pas perdre de vue qu’en fin de compte, ce que nous sommes aux yeux des autres, c’est seulement un homme qui asservit les autres. Cela peut ne pas nous troubler. Mais, quelque confiance que l’on ait en son jugement, il me semble proprement ahurissant d’être sourd et aveugle au fait que d’autres que nous, qui ne nous paraissent (à cela près) ni plus idiots ni moins réfléchis, placent leur confiance en autre chose.

Tous ces points réclament sans doute un développement. Prenons l’une après l’autre trois questions que pose ce que je viens de dire : a) La vérité est-elle, en fait, indépendante de ce qu’en pensent les hommes ? b) A-t-on toujours tort quand on est seul de son avis ? c) L’attention à l’opinion d’autrui est-elle un gage de vérité, de morale, ou de simple politesse ?

  1. Vérité et opinions.

Il est évident que tout le monde peut se tromper sur une chose, et que voter pour savoir ce qui est vrai n’est pas une très bonne option. Par exemple, pour savoir s’il existe des particules plus petites que l’atome, si l’astrologie est fondée, ou s’il y a eu des armes de destructions massives cachées en Irak, le vote ne semble pas la meilleure méthode. Ce qui est vrai l’est, semble-t-il, relativement à un état du monde. Bien sûr la notion même " d’état du monde " peut poser beaucoup de questions philosophiques, et notamment la question de savoir si l’idée même de " monde tel qu’il est " a un sens. Mais, pour l’ordinaire, nous savons dire à quelles conditions la phrase " il y a une table dans cette pièce" est vraie ou fausse. Nous savons aussi dire à quelles conditions " il y a des armes de destructions massives en Irak " est vrai ou faux, même si nous pensons qu’il est plus difficile de vérifier la valeur de vérité de cette dernière phrase.

Bref : ce que nous pensons du monde n’a aucune influence sur lui, et les faits sont ce qu’ils sont, même si tout le monde les ignore. Il est donc logiquement possible que l’opinion majoritaire, sur un fait ou l’autre, se trouve être erronée.

Il faut cependant dans ce domaine distinguer le fait de la valeur. Dire comment est le monde, ce n’est pas la même chose que dire comment il doit être. La première chose se constate, la seconde se décide. Il n’y a de sens à parler de valeur qu’en fonction d’une préférence, c’est-à-dire en fonction de gens qui valorisent. La différence pourrait s’exprimer de la façon suivante : si deux personnes sont en désaccord sur une question de fait, elles sont capables de dire quelle observation les ferait changer d’avis, et de tomber au moins d’accord sur l’observation de ce qui les ferait changer d’avis. Quand deux personnes sont en désaccord sur une question de valeur, il est possible qu’aucun fait ne puisse les faire changer d’avis. Il est possible qu’elles aient observé exactement les mêmes choses, qu’elles puissent décrire exactement de la même manière ce qu’elles ont observé, et que cependant elles restent en désaccord sur la valeur. Elles peuvent être d’accord sur ce que le monde est tout en étant en désaccord sur ce qu’il doit être.

Peut-on dire alors que les gens peuvent se tromper dans le domaine des valeurs, dans le même sens qui nous permet de dire qu’ils se trompent dans le domaine du fait ?

Il semble que non. S’il y a un sens à dire que quelqu’un se trompe dans le domaine de la valeur, le sens sera finalement le suivant : il est en désaccord avec lui-même, ou il ne se rend pas compte de ce qu’il dit.

b) Peut-on avoir raison contre tout le monde ?

Il s’ensuit qu’on peut bien sûr, logiquement, avoir raison contre tout le monde dans le domaine du fait : si la terre tourne autour du soleil, et que je suis seul à le prétendre quand tout le monde croit l’inverse, j’ai objectivement raison.

Mais c’est une chose d’admettre cela, et une autre de prétendre que je ne dois jamais être troublé de ce que pensent les autres quand je soutiens quelque chose. Si je suis seul à penser que la terre tourne autour du soleil, les arguments de ceux qui prétendent le contraire doivent m’intéresser. Si je pense cela, je le pense pour certaines raisons qui, si elles me sont accessibles, doivent en principe être accessibles à d’autres. Tenter de montrer aux autres ce qui nous apparaît à nous-même n’est pas une activité annexe dans la recherche de la vérité. C’est essentiel, parce que je ne peux pas écarter l’hypothèse que je sois moi-même victime d’illusions, de fanatisme, de manque de recul. Croire que quelque chose est vrai, c’est aussi croire que chacun peut en principe y avoir accès. Il faut que je puisse expliquer ce qui fait que je suis seul à croire quelque chose. Si je ne peux pas l’expliquer, il est raisonnable de penser que ce n’est pas très bon signe.

Bref : autant il est évident que les faits sont indépendants de ce qu’on en pense, autant il est erroné d’oublier qu’on n’est soi-même qu’un observateur parmi d’autres, et qu’on occupe dans le monde une certaine place, qui nous donne une perspective sur les choses, mais pas toutes les perspectives. Peut-être a-t-on la meilleure perspective, mais il est raisonnable de se demander ce qui nous le fait penser.

Qu’en est-il du domaine de la valeur ?

S’il m’apparaît évident que les Noirs ne valent pas moins que les Blancs, alors que je suis citoyen d’Afrique du Sud en pleine période d’Apartheid, ai-je raison contre tous ?

Ici la difficulté est de définir ce que serait " avoir raison ". Il se peut que l’opinion des autres se fondent sur des erreurs factuelles. Par exemple, il se peut que les autres n’aient pas remarqué qu’en réalité, les Noirs ont une conscience aussi bien que les Blancs, des sentiments et un jugement, etc. En ce cas, ils se trompent, bien sûr (" ils ne savent pas ce qu’ils font "). Mais c’est sur un fait qu’ils se trompent. S’ils sont conscients exactement des mêmes faits que moi, et que cependant ils maintiennent qu’il est juste de faire une différence entre Noirs et Blancs, que puis-je vouloir dire exactement en disant qu’ils se trompent ? Que puis-je vouloir dire d’autre que : je ne suis pas de leur avis ? A la limite, je peux vouloir dire qu’ils finiront forcément par penser comme moi. Mais cela signifie que je crois leur avis fondé sur une inconscience. Il n’est pas logiquement impossible que seul leur sentiment diffère du mien, et non leurs croyances.

Cette remarque revient-elle à dire que, dans le domaine de la valeur, toutes les opinions se valent ? Bien sûr que non. Pour dire que toutes les opinions se valent, il faudrait croire à une valeur absolue. Car parler de l’égalité des valeurs, c’est encore tenir un discours sur la valeur. Un tel discours ne peut prétendre se situer au-dessus de toute valeur. Il s’agit pour moi simplement de dire que, s’il existe réellement plusieurs jugements de valeurs, ils sont incommensurables. Ils sont irréductiblement ennemis. Je peux dire que certains ont raison et d’autres tort, mais cela revient simplement à choisir, c’est-à-dire à dire que je suis d’accord avec certains et non d’autres. Dieu lui-même n’est pas mieux placé que qui que ce soit en ce domaine. Dieu peut bien me demander où j’étais quand Il a créé le monde, mais il ne peut pas me montrer par là que j’ai " objectivement " tort contre lui.

Cette remarque est théorique, et l’on peut revenir sur la restriction " s’il existe réellement plusieurs jugements de valeurs ". Car dans les faits, il est possible que tout désaccord sur les valeurs soit en réalité fondé sur un désaccord factuel. Par exemple, on peut penser qu’il est normal que certains hommes soient plus respectés que d’autres si l’on est fondamentalement persuadé que certains ont une nature de commandants, d’autres de commandés, et que se conformer à la nature rendrait chacun heureux. Le désaccord sur ce qu’il faut faire en ce domaine pourrait donc se résoudre à un désaccord sur le fait de ce que sont ces natures fondamentales (féminines masculines, blanches ou noires, esclaves ou maîtresses, etc.).

Dans le domaine du fait, on peut donc avoir raison contre tous ; mais si l’on se trouve en situation d’être en désaccord contre tous les autres, il est prudent et même simplement honnête de vérifier les fondements de ses convictions, et de se troubler des arguments qui nous sont opposés.

Dans le domaine de la valeur, on ne peut, à proprement parler, avoir ni raison ni tort face aux autres ; non parce que tout se vaut, mais parce qu’on ne peut pas comparer les valeurs en-dehors de toute valeur.

Ca ne veut pas dire qu’il soit illégitime de juger les autres valeurs. On le fait nécessairement, dès l’instant que l’on tient soi-même à quelque chose. Cela veut juste dire que le légitime et l’illégitime ne sont pas des catégories objectives. Pas plus pour trancher en faveur de l’une d’elle que pour déclarer que " tout le monde a raison ".

Autrement dit encore : si mon désaccord avec quelqu’un est vraiment une pure question de valeur, alors il est irréductible. Cela garde un sens de chercher l’accord, parce qu’il est possible que lui ou moi se trompe sur un certain fait (la nature des choses par exemple), ou sur ce qu’il pense lui-même (peut-être que les conséquence de ce que nous disons nous échappent, peut-être que nous ne serions pas prêt jusqu’au bout à le soutenir).

c) Pourquoi s’intéresser à ce que pensent les autres ?

On voit donc que, si ce que pensent les autres doit nous intéresser, ce n’est pas parce que " tout est relatif ", que rien n’est vrai en soi, que tout se vaut.

Pour ce qui est des faits, comme la présence d’une table dans cette pièce, d’armes de destructions massives en Irak, ou comme la structure moléculaire du bois, l’existence de Dieu ou d’un futur jugement dernier, ce n’est pas relatif. En dernier recours, cela existe (existera) ou non, indépendamment de ce que nous en pensons. En ce cas le jugement des autres m’intéresse parce que la recherche de la vérité, des preuves objectives, se fait mieux à plusieurs.

Pour ce qui est des valeurs, comme celle de l’égalité ou au contraire celle de la hiérarchie, ce n’est pas non plus relatif : on ne peut pas dire qu’elles vaillent différemment ici ou là. On peut seulement dire qu’il n’y a sens à en parler et à rechercher quelque chose en ce domaine que si l’on espère que les hommes, au fond, d’une manière ou d’une autre, doivent pouvoir juger semblablement des choses. Nous pouvons espérer que nous avons des sentiments semblables, et que nos préférences différentes sont surtout dues à des analyses différentes. Mais si nous voulons simplement imposer un ordre des choses par la force, sans se préoccuper qu’il soit un jour ou l’autre compris par ceux à qui on l’impose, alors il faut bien voir que ce que nous faisons ne diffère pas d’une utilisation d’autrui comme une autre.

 

 

3_En conséquence : le soldat de Dieu doit-il imposer la parole de Dieu ?

L’argument du croyant terrorisé par le monde démocratique qu’il a en face de lui est le suivant : depuis que nous avons pris l’habitude d’accorder une valeur au jugement de chacun, nous avons peu à peu abandonné la référence à Dieu et à la Vérité, parce que nous avons abandonné la déférence en général et donc aussi l’argument d’autorité. Et voilà que nous écoutons ce que dit chacun, comme si la vérité pouvait s’obtenir par le vote, comme si la vérité pouvait être affaire d’opinion personnelle… C’est pourquoi nous nous fourvoyons, et en venons à croire par exemple que toutes les mœurs sont bonnes si chacune plaît à au moins quelques uns. Il faut abandonner le relativisme fou que nous vivons, il faut revenir à la Vérité, et retrouver le véritable ordre du monde. Ce qui compte n’est pas seulement le bien des hommes tel qu’eux-mêmes se le figurent. Ce qui compte est leur bien objectif, c’est-à-dire leur capacité à suivre le bon ordre du monde.

Ce qui ne va pas dans l’argument de ce croyant, c’est qu’il oublie tout simplement qu’il est lui-même un homme, et qu’il est donc, a priori, exactement dans la même situation que ses semblables pour ce qui est de l’accès à la vérité. Sans doute celle-ci est-elle une et universelle, du moins dans le domaine des faits. Mais cette considération ne peut départager les différents avis. Chacun peut être persuadé du caractère absolu de ce que lui-même considère comme la vérité. En quoi cela peut-il constituer un argument pour les thèses qu’il défend ? Quand nous serions tous d’accord pour dire qu’il n’y a qu’une seule vérité, cela pourrait-il changer quoi que ce soit au fait que, pour trouver ce qu’elle est, nous pouvons difficilement nous passer d’entendre ce que chacun en dit ? Le croyant qui utilise l’anti-relativisme pour montrer que sa voie est la bonne fait un sophisme assez simple : il confond la question de la méthode avec celle du fondement. Toutes les opinions ne sont pas fondées, nous pouvons facilement le lui accorder. Mais il est absurde d’en conclure qu’elles ne doivent pas être consultées. Car comment, de fait, accéder soi-même à la vérité, sans s’intéresser à la question de l’objectivité des fondements ? Et comment s’intéresser à cette question de l’objectivité sans regarder quelles preuves sont accessibles à d’autres que soi ? Il est assez pittoresque qu’une méfiance du relativisme entraîne une telle crédulité en ses propres intuitions.

Bien sûr, si Dieu me parle, j’ai quelque raison de Lui faire plus confiance que je ne fais confiance aux hommes. Mais le croyant oublie un peu vite la simple question de la fiabilité de son propre témoignage : comment sait-il que Dieu lui parle ? Et si, quand il le dit, les gens ne le croient pas, comment peut-il être si sûr que ce sont eux qui sont défectueux ? Comment peut-il ne pas douter de lui ? Il y a toujours un sophisme caché dans la confiance que le croyant dit avoir en son dieu. Car cette confiance en dieu est forcément d’abord une extraordinaire confiance en lui-même. On ne peut pas forcément la lui reprocher. Mais on peut trouver pour le moins paradoxal qu’il s’étonne de ce que sa propre confiance soit insuffisante à convaincre les autres. Ce qui choque finalement le croyant, c’est que les autres prennent en compte d’autres éléments que lui-même pour se forger une opinion. Ce qui le choque, c’est qu’ils puissent même se forger une opinion, au lieu de tout simplement le suivre lui, le croyant.

Le croyant oublie qu’il y a, qu’on le veuille ou non, une médiation entre la Vérité et les hommes. Il voit que les autres suivent leur jugement, et il ne voit pas que c’est ce qu’il fait lui-même. Il croit que si les autres ne suivent pas son jugement à lui, c’est qu’ils suivent des jugements alors que lui ne fait que suivre la vérité. Il ne voit pas que chacun des autres pourrait avoir exactement la même impression que lui. C’est ce qui est au fond très étonnant. Chacun d’entre nous, pour accéder à la vérité, n’est doté que de son propre jugement et de sa perception. On pourrait rendre compte de cela par la métaphore suivante : admettons que nous regardions tous un tableau avec des lunettes. Certaines de ces lunettes sont transparentes, d’autres ont tous types de verre, plus ou moins gros, plus ou moins colorés. Certains hommes se rendent compte de la diversité des lunettes et cherchent à savoir comment est réellement le tableau. Pour cela ils s’aident de ce que dit chacun des autres observateurs. Le croyant ne comprend pas qu’on s’intéresse tant aux lunettes de chacun, puisqu’en fin de compte, ce qu’est réellement le tableau ne dépend pas des lunettes. Il reproche donc aux autres de se fonder sur ce que leur montrent leurs lunettes, au lieu d’accepter simplement de voir qu’il y a là une grosse montagne bleue. Ceux des autres qui voient le croyant affublé d’une grosse paire de lunettes aux verres bleus ne peuvent s’empêcher d’admirer sa confiance en lui et sa grande naïveté.

Exemple : l’humilité d’Augustin.

On lit chez St Augustin, Confessions, IX, IV

[Les psaumes] " Je brûlais de les réciter, si c’eût été possible, à toute la terre pour rabattre l’arrogance du genre humain "

Autrement dit pas le sien, à lui Augustin, mais celui de tous et de lui autrefois –quoiqu’il se soit relevé. Ce qui frappe chez Augustin en général c’est son incroyable aptitude à compter pour rien ce que pensent les gens autour de lui, et son incroyable propension à penser qu’il a raison contre tous les autres.

Plus loin on le voit souhaiter que ses amis soient témoins de l’émotion qui l’envahit, comme si cette émotion pouvait être un argument.

J’aurais voulu qu’ils fussent là, quelque part, près de moi, à mon insu, et qu’ils contemplassent mon visage et entendissent mes exclamations, quand je lisais le Psaume quatrième dans ma retraite d’alors, et qu’ils comprissent les effets de ce Psaume sur moi.

Ce qui me semble parfaitement typique d’un certain type de mentalité croyante : au fond, ce qui nous frappe, c’est ce qui nous arrive. Augustin aurait pu souhaiter que d’autres soient frappés de la même évidence que lui, et souhaiter qu’ils ressentent eux-mêmes ce qu’il ressent. Mais pour Augustin, pour être frappés de la même évidence que lui, il suffirait apparemment que les autres soient seulement témoins de son émotion à lui, Augustin. Il ne se donnera pas la peine de montrer ce qu’il a vu. Si les autres n’ont pas perçu de tremblement de terre quand Augustin a été secoué de larmes, c’est que les autres sont bouffis d’orgueil… Il me semble à moi que si le mot d’humilité a un sens, alors il doit concerner notre relation avec les autres hommes. Je ne peux pas être humble pour eux et moi devant un dieu que je perçois et qu’ils ne perçoivent pas. Etre humble ce serait douter même de bien comprendre ce dieu, douter au moins devant les autres si ce n’est devant Dieu. Or le plus curieux est qu’Augustin n’a que le mot d’humilité à la bouche.

 

4_ Faut-il bien châtier ceux qu’on aime ?

La certitude du croyant lui est, paraît-il, une vertu. Ce que notamment le Dieu chrétien admire le plus en nous, si j’ai bien lu, c’est notre confiance en lui. C’est principalement ce qui me le rend, à moi, suspect. Douter est le premier devoir de l’honnête homme, et le plus sûr moyen d’approcher la vérité, en quelque domaine que ce soit.

Mais, s’il est d’une incroyable présomption de refuser de douter pour tout ce qui est de l’ordre du fait, il me semble aussi extrêmement dangereux de refuser d’entendre autrui au sujet de la valeur. Parce que la différence est mince entre prétendre à l’objectivité d’une valeur, et utiliser autrui à ses propres fins.

En un sens, comme je l’ai déjà dit, je ne suis pas prête à dire que les valeurs sont relatives, parce que c’est absurde : quand tout le monde autour de moi trouverait que la vie des adultes qui font moins d’1m50 ne vaut rien, je ne me verrais pas obligée de réviser mon jugement à moi, qui me dit que l’importance de la vie humaine ne tient pas à la taille. Mais je ne suis pas non plus prête à dire que les valeurs sont objectives, parce que c’est également absurde. Si tout le monde autour de moi faisait de la taille un critère de valeur de la vie, même les gens de moins de 1m50, je pourrais espérer les faire changer d’avis, je pourrais être persuadée que leur avis tient à un absurde conditionnement, et tenter de défaire ce conditionnement, en argumentant, en militant, etc. Mais, en dernier recours, je ne vois pas comment il serait légitime que j’oblige tout le monde à suivre d’autres règles que celles qui leur paraissent justes, si j’étais persuadée qu’elles leur paraîtraient à jamais injustes. Le critère qui rendrait mes valeurs objectives, ce serait qu’en fin de compte tout le monde me donne raison. Sinon, ce que je ferais en obligeant tout le monde à suivre mes règles, ce ne serait rien d’autre que les soumettre à ma vision du monde.

Ce qui est choquant dans l’idée des croyants selon laquelle les gens, en matière de morale, de mœurs, et de valeur en général, doivent s’en remettre à autre chose que leur sentiment intime, c’est qu’ils ne proposent rien d’autre, concrètement, que soumettre certains hommes à d’autres. Ils s’imaginent peut-être qu’à d’autres époques la parole de Dieu régnait sur la terre. Mais tout ce que l’on peut constater c’est qu’à d’autres époques il y avait plus de hiérarchie parmi les hommes. Personnellement la sagesse et le désintéressement de ceux qui, concrètement, commandaient les autres, ne me frappe pas comme une évidence. Je ne vois aucun signe que Dieu régnait de façon plus flagrante par leur intermédiaire que par l’intermédiaire du débat d’idées qui fonde notre système actuel.

Si (rêvons un peu) dans un certain monde chacun batifolait avec beaucoup pour le plus grand bien de tous, sans que personne se sente lésé, en quoi pourrait-il être légitime d’imposer la morale sexuelle rigide du " un seul à une seule pour la vie " ? Si une femme a l’impression d’être plus heureuse en faisant de la philosophie qu’en servant un mari, quel sens cela peut-il avoir de prétendre que sa véritable vocation et son devoir moral serait de jouer sa part dans un couple pour se conformer à l’image de Dieu ? Si elle est amoureuse d’une autre femme et qu’elles vivent heureuses, à qui font-elles du tort ? Si même il était certain que cela déplaisait à Dieu, serait-ce un argument contre elles ? Les gens ont peut-être autre chose à faire qu’être des éléments d’une belle image destinée au plaisir esthétique de la divinité. Si la divinité voulait nous montrer le contraire, il me semble qu'elle devrait commencer par nous montrer en quoi nous conduire comme elle l’entend est bon pour nous, à notre propre jugement.

Je peux tout à fait imaginer, personnellement, que quelqu’un d’autre que moi sache mieux que moi ce qui est bon pour moi, si par là il faut entendre qu’en suivant son avis, je serai à la fin plus satisfaite qu’en ne le suivant pas. Mais tout le problème est de savoir comment on peut savoir qui a raison. Parfois on croit savoir : on suivra l’avis de son médecin en matière de santé et l’avis de ses professeurs en matière d’études. Mais parfois on ne voit pas. Et si quelqu’un ne voit pas pourquoi me faire confiance, comment puis-je faire la différence entre lui imposer son bien, et le soumettre à mes propres fantasmes ?

Conclusion : que peut signifier qu’on aime Dieu plus que tout ?

Si le premier commandement est  " d’aimer Dieu plus que tout " et qu’il est possible (et blâmable) de l’oublier en ne faisant qu’aimer " son prochain comme soi-même ", alors il me semble que le premier commandement est mauvais et dangereux, parce que celui qui croit aimer Dieu plus que tout commence par aimer un ordre du monde plus que les habitants du monde, et des symboles plus que des hommes.

La conclusion que j’en tire est la suivante : si quelqu’un pense vraiment qu’il est en droit d’imposer à autrui ses propres fantasmes sur l’ordre du monde, alors lui et moi sommes en profond désaccord. Et s’il pense qu’il y a un sens à dire qu’il le fait pour le bien d’autrui, alors il me semble qu’il a platement tort, et que son erreur est une erreur de raisonnement. Si l’on veut le bien d’autrui, alors on ne peut que tenir compte de ce que lui-même considère comme un bien pour lui.

Dans tous les cas, il est naïf de ne pas voir que la question de notre organisation ne peut être résolue par la question de savoir s’il y a une vérité absolue, nichée soit dans un Ciel des Idées soit dans la Parole d’un dieu. Car nous sommes entre nous, et pour vivre ensemble, concrètement, nous n’avons rien d’autre que l’accord ou la force. Il n’y a pas besoin d’être relativiste pour s’en rendre compte…